L’angoisse

Richard  Abibon

 

Manifestations de l’angoisse dans le quotidien

 

Depuis bien longtemps, j’ai eu beaucoup de mal avec les institutions. Il m’est arrivé plusieurs fois d’être convoqué chez la directrice. Chez l’une je ne faisais pas des séances de ¾ d’heure. Chez l’autre, j’avais laissé les enfants sortir de mon bureau et je travaillais dans les escaliers. Je l’avais compris chez la première, je risquais ma place, puisqu’elle avait fini par me virer, et sans indemnités. La seconde le pouvait moins, vu que, devenu prudent, je m’étais transformé en fonctionnaire. Mais elle avait quand même trouvé le moyen de me mettre au placard. De ces confrontations à l’autorité, il y a en eu d’autres, que je vous épargne. Sachez seulement que j’ai dû à chaque fois, prendre un temps infini à retrouver un travail m’obligeant à déménager à des centaines de kilomètres de ma famille, alors que ma fille était encore petite.

J’ai commencé cet écrit sur l’angoisse par les moments les plus forts, car, dans ces conflits, j’y risquais, réellement, mes moyens de subsistance. Après que la première m’ait eu viré, j’ai passé 4 ans de galère à vivre de petits boulots avant de retrouver un poste à plein temps…chez celle qui m’a mis au placard après un an et demi de fonctionnement. Au départ, je ne le savais pas, bien sûr j’étais seulement très content d’avoir retrouvé un poste dans la fonction publique, donc, en principe, un emploi protégé.

 

Est-ce à partir de là où y avait-il eu d’autres épisodes avant ? Je ne sais pas. Mais à partir de là, il m’est arrivé souvent, en réunion, que ce soit à l’hôpital où dans les écoles de psychanalyse, d’être attaqué à nouveau. À chaque fois, je me rendais compte que mon cœur se mettait à battre la chamade, là sur place, en réunion, me rendant pratiquement mutique et paralysé. Juste au moment où j’aurais dû sortir les bons arguments, je ne savais plus quoi dire, tellement mon sort me semblait déjà scellé, quelle que soit l’injustice de la situation. J’entends encore la directrice de l’Hôpital de Saint-Vaury crier avec force « vous devez collaborer ! ». Elle avait organisé une réunion dite de conciliation entre ma chef de service qui ne supportait pas que je laisse les enfants dits-autistes sortir de mon bureau, et moi-même, qui les laissait faire car on ne fait pas une psychanalyse sous contrainte, et que s’ils ne tiennent pas en place, ça veut peut-être bien dire quelque chose et qu’il peut être important de les accompagner dans leurs agitations. Cela, je n’ai même pas été foutu de le dire. Quant à la conciliation, où la directrice se proposait d’être médiatrice, il était clair qu’elle était d’emblée dans le camp du médecin. C’est pour ça que je partais battu, comme à chaque fois dans des circonstances semblables. J’aurai pu aussi sortir que la collaboration réclamée avait quelques relents historiques qui ne me convenaient pas, mais ça n’aurait certainement pas été de bonne stratégie. Par contre, rappeler la petite fille qui ne marchait pas, et qui avait marché à sa deuxième séance avec moi, rappeler le petit garçon qui ne parlait pas et qui avait commencé à parler, rappeler ce petit garçon déscolarisé qui avait réintégré l’école et tant d’autres, voilà qui aurait pu être de bonne stratégie. Peut-être. Et de demander, alors, si ce qui convenait dans cet hôpital, c’était d’obtenir des résultats thérapeutiques, reconnus et visible par tous, ou de respecter des règles idiotes, qu’en plus on ne m’avait pas indiquées au départ, et qu’il était hors de question de discuter, malgré mes résultats évidents ?

 

Réflexions idéalistes d’après coup, que tout cela. Sur le moment, le cœur bat, au point de faire mal, le mutisme, la paralysie. Qu’est-ce que cela ? De la peur, sans aucun doute, et pas le moins du monde irraisonnée. Je risquais de perdre mon boulot à chaque fois, et en réalité, j’ai en effet perdu mon boulot bien six ou sept fois, je ne sais plus.

 

La même chose s’est reproduite dans les écoles de psychanalyse où, tant que je disais la même chose que le petit maitre en place, tout allait bien, mais dès que je commençais à produire une parole indépendante, s’interrogeant vraiment sur ce qui se passait dans les cures, au lieu de produire des enfilades de citations de Lacan, j’ai pu entendre à de nombreuses reprises la formule : « tu ne peux pas dire ça ! », accompagnée d’un index accusateur pointé sur ma poitrine. Là, il n’y avait pas l’enjeu de mes moyens de subsistance, mais de ma position sociale, de ma crédibilité, de ma notoriété. Il pouvait m’arriver de répondre par l’évidence : « mais si, puisque je viens de le dire, c’est que je le peux ». Pas forcément très habile au plan de la stratégie…Mais l’effet que ça produisant sur moi était du même ordre : cœur qui se met à battre, paralysie de mes moyens de défense.  Si j’ai quitté ces lieux, c’était pour m’éviter ces épreuves.

 

Qu'est-ce qui me permettrait d’aller un peu plus loin et de dire : c’était de l’angoisse ? Deux choses : la peur est utile en tant qu’elle permet de fuir le danger, ou de s’y préparer, mais dans ces moments là, la force du symptôme le rendait totalement contre-productif. Au lieu de me sauver, cela m’enfonçait. La deuxième chose, ce sont les rêves qui m’en ont donné l’explication. Il en est toujours ainsi pour tout le monde, je pense. Un symptôme a beau être une formation de l’inconscient, en lui-même, il ne dit pas grand chose, et les associations qu’il suscite ne conduisent jamais bien loin. De même à partir d’un lapsus et d’un acte manqué. La richesse du rêve au contraire, entraine les associations nécessaires à conduire à la structure et au cœur d’icelle.

Ce qui, classiquement, différencie la peur de l’angoisse, c’est que la peur s’origine d’une situation de menace issue de la réalité, tandis que l’angoisse est irraisonné au sens où rien dans la réalité, ne menace. Je crois que dans la plupart des situations de peur, l’angoisse y est associée. Je veux dire que la situation qui cause la peur dans la réalité ravive également l’angoisse ne reposant que sur un fantasme, qui vient amplifier la première. Par contre, il y a aussi des situations purement dues au fantasme. J’en ai éprouvées autrefois, sous la forme suivante : tout d’un coup, mon cœur s’arrêtait de battre me causant une douleur aigüe. Heureusement, ça ne durait que quelques secondes, et ça ne m’arrivait que rarement. Absolument rien dans l’environnement ne pouvait être tenu pour menaçant. Ça pouvait me prendre alors que j’étais tranquillement en train de lire, de me promener, en cours, n’importe où, n’importe quand. Rien ne pouvait me permettre de nommer cela « peur » ou « angoisse ». Par contre, une peur me prenait quelque secondes, celle du cœur qui s’arrête, celle d’une affection cardiaque. Une seule fois, la douleur s’est propagée du cœur dans le bras gauche, symptôme que je savais être celui d’une crise cardiaque. Ça m’avait précipité aux urgences, pour m’entendre dire, après examen, qu’il n’y avait absolument rien eu. C’est l’inversion classique des symptômes : l’angoisse se transfère de la représentation mentale à une représentation corporelle et se manifeste sous forme de peur. On a peur du symptôme au lieu d’éprouver l’angoisse que le symptôme représente. Des milliers de gens font cette expérience, qui aux dires des médecins, est très commune. Toujours est-il qu’en ce qui me concerne, tout cela a complétement disparu. J’imagine que c‘est d’en avoir compris le mécanisme, grâce aux rêves qui m’ont fourni les représentations manquantes. Car, à s’en tenir à l’arrêt cardiaque…comme tout symptôme, il n’associe sur rien, figé dans la certitude que le problème ne se situe que dans l’organe et dans ce moment, tous deux bien localisés.

 

Une petite histoire latérale pourrait bien constituer un début d’explication. En sortant des urgences, je n’avais rien trouvé de mieux à faire que de téléphoner à l’infirmière qui avait procédé à l’électrocardiogramme pour la draguer un peu. De là à faire la relation entre les deux, sur le moment et même des années après…cela semble trop évident pour être entendu, qu’un problème cardiaque, c’est aussi un problème de cœur.

Le rêve comme moyen d’investigation sur l’angoisse

Ce n’est évidemment pas un seul rêve qui m’a donné la bonne clef. C’est le résultat de l’analyse de milliers de rêves. Mais je vais donner un exemple en prenant trois de mes rêves les plus récents, ce qui m’évite d’avoir à choisir dans ces milliers de rêves celui qui pourrait être le plus démonstratif. De plus, on pourrait me retourner l’argument que j’emploie souvent contre les « vignettes cliniques » : on trouve toujours celle qui va illustrer la théorie dans le sens que l’on souhaite. À l’inverse, un seul rêve, même pris au hasard, mais étudié à fond par le rêveur lui-même, en dit bien plus long. Un seul rêve ne donne pas toujours l’ensemble de la structure, mais ça arrive. Là, il se trouve que j’ai dû faire appel à plusieurs rêves, en essayant de rester dans les limites du raisonnable, afin de ne pas bassiner le lecteur.

 

Approche prudente : au bord du Réel, train et gare.

 

Je suis en chine à pied tout seul avec mon gros sac à dos. Je marche, Je cherche le camp militaire de Mao Zedong. Je ne sais même plus ce que je veux apprendre de là-bas, de lui, de Mao Zedong. Je marche le long d’une route qui monte, c‘est presque la nuit. Il y a de l’eau, le long du bord. Une vraie mare, une vraie rivière, le long du trottoir. J’essaye d’éviter, mais il n’y a pas moyen, alors je patauge. À côté de moi marche un jeune chinois auquel je finis par demander le chemin en lui montrant une carte. Il me dit qu’il sait où c’est et qu’il va me conduire au moins jusqu’à la ville la plus proche. Dans un bar, je cherche à me renseigner. Un jeune couple me dit : pourquoi tu n’irais pas en train ? Je dis oui, en effet, plutôt que de continuer à pieds, ce serait plus simple. Mais je ne sais même pas où est la gare. Ils décident de m’y emmener en voiture. Alors que nous sommes en chemin, de l’arrière de la voiture où je suis installé, je leur demande : « women chu xu (nar) ? » (Nous allons (où) ?). L’un des deux complète par « train » en français. Eux-mêmes parlent mal le français, mais ça m’a permis de discuter avec eux. En fait, je n’ai pas dit « nar » (où ?), dans mon rêve, je cherche désespérément ce mot dont je sais que je le connais, mais il m‘échappe. (Le mot m’est revenu spontanément lors de la rédaction du rêve)

Une fois que j’ai le train, je me dis que je vais prendre l’avion pour Paris et je décide de rester à Paris. Je ne redescendrai pas à Montpellier (la dernière résidence de mes parents avant leur mort). Je savais qu’il ne me restait plus qu’un jour ou deux, dont un à rester avec mes parents à Montpellier et un jour entier pour remonter à Paris. Autant rester à Paris, d’autant que j’ai pas trop envie de les voir.

 

La structure « être perdu quelque part » revient régulièrement dans mes rêves. Je la trouve aussi très fréquemment dans les rêves de mes analysants. Racontant l’un de ces rêves lors d’un séminaire en Chine, une personne de l’assistance m’a fait savoir que, elle aussi, avait eu de tels rêves. J’ai donc de gros indices d’un universel. Lequel ? C’est ce que j’ai appelé le Réel. Dans la réalité, on se repère toujours, même dans un pays qu’on ne connaît pas. On se réfère aux panneaux indicateurs, qui donnent des noms de lieux, aux cartes qui permettent de faire le lien entre ces noms observés dans la réalité et un ensemble plus vaste. On peut enfin, si on se trouve une langue commune avec les indigènes, demander son chemin. Le problème est nettement plus compliqué en Chine, où les indications de lieux, lorsqu’il y en a, sont données en caractères chinois. Le pourcentage de population parlant anglais est infime, et même lorsque vous ânonnez quelques mots de chinois, vous avez toutes les chances de ne pas être compris, ni de vous faire comprendre. Toutes ces circonstances font de la Chine une belle métaphore de ce qui ne se laisse pas décrire, le Réel. Dans ce pays, en ville, on « voit » des traces écrites partout, mais on ne peut pas les lire. Le fait d’y être allé plusieurs fois et d’avoir éprouvé ce sentiment de complète étrangeté, avec risque de « perte », confère au rêve des éléments représentatifs de substitution pour le Réel, qui n’a pas de représentation.

 

Le Réel est ainsi, à cette différence près que, si un bilingue peut décrypter les caractères chinois, personne ne pourra jamais trouver de transcription des traces inscrites dans le Réel. En Chine, on devine que ce que l’on voit est intelligible pour qui a été enseigné de cette manière d’écrire. Dans le Réel, c’est impossible. Mais le rêve, chargé par la pulsion (de mort, c'est-à-dire le symbolique), d’établir représentation de ce qui n’en a pas, s’empare de cette substance mémorielle de l’expérience chinoise pour faire monter sur scène la confrontation du sujet et du Réel.

Mao Zedong devient emblématique de ce mystère, puisque je ne sais même plus pourquoi je le cherche ni ce que je veux apprendre de lui. Ce n’est évidemment pas de lui qu’il s’agit, ni de ses œuvres, ni de son rôle historique. Il vient juste en représentant de l’épais brouillard dont est fait cette contrée où l’on ne peut que se perdre. Je suis perdu à un tel point que, malgré mes efforts d’apprentissage du chinois, j’en ai oublié jusqu’à la question « où » ?

 

Or, tout cela se passe sans peur ni angoisse aucune. Je suis perdu, c’est tout et je cherche à me retrouver. Et qu'est-ce que je trouve ? Quelques indices dont les milliers de rêves précédents m’ont déjà donné le matériel : j’hésite entre retourner dans mon domicile actuel, Paris, et le dernier domicile connu de mes parents, Montpellier. Je n’ai pas trop envie d’y revenir, chez ces parents qui, dans le rêve, et dans l’inconscient en général, sont encore vivants. Il doit bien y avoir une raison. Celle-ci est d’abord temporelle : quel intérêt à sans cesse revenir dans un passé révolu ? Ensuite, c’est que cela doit me brancher sur des souvenirs peu agréables de mon enfance. Par exemple, lorsque, petit, j’étais systématiquement installé à l’arrière de la voiture, comme lorsque ce jeune couple m’emmène aimablement à la gare. Ils représentent mes parents jeunes, à l’âge où j’étais moi-même bébé et où il ne pensaient pas forcément à me dire où ils allaient. Est-ce que c’était inquiétant ? Je n’en sais plus rien. Or, au lieu de me répondre « à la gare », ils répondent curieusement « train ». Dans le rêve cette réponse ne me satisfait pas du tout car, en fait, ce que je cherche et qui m’inquiète un peu, c’est le mot chinois « nar », et non notre destination. Je cherche plus des repères dans le langage que dans la géographie. Je suis donc replongé dans cette période où j’apprenais à parler et où souvent les mots me manquaient. Cela, oui ça pouvait avoir un caractère inquiétant. Mais, à sen tenir à ce rêve, ce n’est ni de la peur, ni de l’angoisse.

 

Et, puis ça me fait penser à cette histoire que j’aime beaucoup : quelle est la différence entre un train et une gare ? Eh bien, le train se rend de gare en gare, tandis que la gare demeure, mais ne se rend pas. Outre l’épopée napoléonienne, qui n’est pas sans rappeler mon père (le nabot Léon, eh oui, c’est le prénom de mon père, qui était petit), ça me renvoie surtout à la métaphore sexuelle du train qui rentre dans une gare, au sein de l’une des dimensions fondamentales de la vie psychique, l’opposition actif-passif. Mélanie Klein en avait fait ses choux gras avec le petit Dick, mais ce n’est pas cette référence qui fait la vérité de la chose, c’est mon expérience qui se trouve rencontrer celle la tripière géniale d’outre-manche.

Or, le mot « train » vient bien en complément de ma phrase inachevée, et non en réponse à la question qu’elle pose. Par conséquent en me répondant « train » à la place du manque de mon mot, ils me fournissent un phallus là où il n’y en a pas. Par son surgissement inattendu, le mot vient ici à l’appui de la forme imaginaire de la chose. Voilà à la fois :

– l’accomplissement d’un désir : j’aurais souhaité que mes parents me munissent d’un phallus, n’étant pas si sûr que ça de la possession du mien, et

– mise en œuvre de la pulsion symbolique : puisque je suis perdu, dans ce pays comme dans la langue, il me faut un point de repère symbolique, dont je m’aperçois qu’il est, métaphoriquement, corporel et sexuel.

 

On a vu toutes les associations que le simple mot « train » condensait. Elles permettent de faire retour sur l’étrange présence de Mao Zedong au début du rêve : il est le père de la Chine indépendante et moderne. Voilà retrouvé ce que je cherche à apprendre de lui : l’usage du phallus, voire la certitude de sa permanence. Sous le désir de parler chinois se cache le très ancien désir de parler tout court, et cela s’avère complétement corrélatif de la sexuation masculine.

Tout ceci n’est pas le Réel comme tel, que j’aurais traduit en termes intelligibles. C’est ce qui se tient au bord du Réel. D’ailleurs le mot y est, la configuration topologique aussi : « il y a de l’eau le long du bord ». Cette eau me renvoie au désir féminin, à la perte des eaux, donc la fécondation et à la naissance. Je n’ai pas pensé à le noter lors de l’écriture du rêve, mais ce qui était inévitable, c’était de patauger dedans. Sachant la valeur phallique des pieds, découverte dans de très nombreux rêves, et sachant qu’il s’agit d’une montée, nous avons là une belle description cryptée d’une scène d’amour physique. Avec qui ? Je me demande bien, puisque je cherche le père (de la nation chinoise), puisque je suis à l’arrière de la voiture comme un enfant auquel on dit « train », puisque je n’ai pas envie de retrouver mes parents dans ce que la conscience me permet de représenter à la fin du rêve. En fait, vous avez parfaitement compris : avec ma mère. Je n’ai peut-être pas envie de les retrouver tels qu’ils étaient dans le souvenir de la réalité vécue avec eux, mais surtout, je n’ai pas le cœur de me confronter à ce souvenir infantile bien trop agréable pour ne pas avoir été transformé en désagréable par la censure.

 

Dans tout cela, aucune angoisse. Le seul affect qui pointe, c’est cette non envie de rejoindre mes parents. Je viens de dévoiler ce que cela cache. J’en suis venu à employer les mots d’agréable et de désagréable, que l’on pourrait remplacer par plaisir et déplaisir si on se voulait freudien. Donc le Réel ne me provoque pas d’angoisse, malgré ma désorientation. L’inceste dévoilé à la fin n’en provoque pas plus, ou alors, elle est encore bien cachée. Ce qui m’embarrasse le plus dans toute l’histoire, c’est de ne pas trouver un mot que je sais connaître, mais qui ne se présente pas quand j’en ai besoin. Ceci est une bonne définition des manifestations de l’inconscient : il s’agit d’un élément parfaitement symbolisé, et par le mot (train), et par l’image, dont seule la signification est cryptée (phallus). La gare, elle, qui serait la bonne réponse à la question, se trouve refoulée encore plus profondément par le train, du fait de sa signification : le sexe féminin.  Mais pour l’instant, il ne s’agit que d’un embarras, toujours pas d’une angoisse.

L’analyse d’un deuxième va donc nous aider.

Abords de la castration, source de l’angoisse. Jouissance et castration.

 

Du haut d’un escalier pas raide du tout (je veux dire : aux marches très peu hautes, mais assez larges) j’envoie à plat un livre à couverture de cuir crème. Il circule sur les marches à toute allure, en glissant sur les arrêtes. Cela veut dire qu’il y a une invasion d’extraterrestres. Très peu après, les extra terrestres ont gagné.

Chez un marchant de chaussures, j’essaie des boots à reflets cramoisis. J’ai eu quelqu'un au téléphone, c’est elle qui me les a conseillées. Je suis prêt à faire n’importe quoi. Ces boots pointues à reflets cramoisis me donnent un aspect diabolique qui me convient très bien. Je porte mon pantalon de velours bleu, large aux hanches, étroit dans le bas. Après avoir essayé, je me relève, avec ces boots aux pieds. Je suis très content.

Je suis dans une espèce de queue pour passer une visite médicale chez un savant fou et aveugle. On est les trois derniers ou les trois premiers à passer. Il est en train de scier le sol sous les pieds des gens, avec une scie à métaux. Tout le monde a très peur. Pourtant, le supplice n’a pas l’air bien terrible, puisqu’il scie sous les pieds et non les pieds. Je réussi à retourner la situation et je deviens ami avec ce type. Puisqu’il est aveugle de naissance et qu’il ne connaît pas ça, je lui explique les couleurs.

Dans une foule, je dois aller poser ma petite voiture au sommet d’un portique de structure métallique (des barreaux entrecroisés comme sur la tour Eiffel). Je passe le dernier ou en tout cas je passe par un endroit où les autres ne passent pas. Je dois monter un escalier en ferraille pour redescendre de l’autre côté. C’est très dur à escalader, car c’est très étroit, les marches, comme le portique horizontal du sommet. Je ne sais pas comment je vais la récupérer après ; peut-être on va aller me la chercher. Ma voiture est si petite qu’à un moment, elle se cache sous un tout petit bout de papier. Je m’escrime de loin, le bras tendu, à essayer de la sortir de là, sinon personne ne va la retrouver.

 

Par sa couverture de cuir crème, le livre me fait penser à un Alphonse Daudet qui date de mon enfance. Je ne sais absolument pas lequel, par contre. Aucun titre ne me vient en tête. L’invasion d’extraterrestres signifie sans doute une invasion des forces du ça : les forces étranges venues d’ailleurs. L’escalier est toujours une jouissance phallique. Le livre doit être une autre version du phallus : il y a toujours du cuir, c'est-à-dire de la peau, comme les boots, mais cette fois d’une couleur plus proche de la chair. C’est aussi le savoir, une autre façon de faire valoir le phallus. Je le lis aussi à l’inverse : les boots sont une figuration du vagin, et mes pieds, le phallus qui les pénètre. Je retrouve ainsi mon pataugeage du rêve précédent.

Mon look diabolique convient assez aux forces du ça. Je chausse un nouveau phallus, tout neuf et cramoisi ! Il y a de quoi être content !

 

Le savant fou et aveugle, ça doit être moi, aussi. Nous commençons à découvrir une des raisons de la façon dont je me suis moi-même coupé l’herbe sous les pieds dans mes conflits institutionnels. J’ai réalisé un dessin, dont je ne suis pas très content du côté technique, dans lequel un tel savant muni d’une scie à métaux écoute les supplications d’un homme dont il a scié le crâne en deux dans le sens de la longueur, de façon à obtenir in vivo une coupe anatomique du cerveau. Certes, le rêve remarque lui-même qu’il n’y a rien à craindre puisqu’il ne s’agit pas de couper les pieds, mais, du coup, il ne remarque pas l’expression française bien connue qui en est devenu l’équivalent, elle-même égale de « se mettre des bâtons dans les roues ».

Donc, après une expression jubilatoire du ça, ou enfin le rêve réalise un désir (on voit que ce n’est pas si souvent) vécu comme diabolique et extraterrestre, mais référé plus prosaïquement à l’amour physique, la censure vient en scier la jouissance.

Autrement dit, l’angoisse est là, et il s’agit bien d’angoisse de castration. Mais elle est soigneusement dissimulée, glissant sur le bord du corps, sous les pieds. Sans doute cela montre-t-il que, finalement, je cohabite (sic) pas si mal avec elle. Elle serait en quelque sorte apprivoisée. Il y a bien 35 ans, dans un rêve, je découvrais pour la première fois la castration sous la forme d’un manche à balai recouvert de deux couches de peinture dégoulinantes, une rouge et une bleue. On pourrait dire que j’en ai fait mon habit, puisque ces couleurs émanent, boots et pantalon, de mon accoutrement, qui rappelle aussi la mode de cette époque. C’est une façon de s’assumer comme phallus, l’être au lieu de l’avoir. Là s’origine l’aspect féminin de ma personne, perceptible aisément dans ces préoccupations vestimentaires. La scie sous les pieds retrouve ainsi toute sa logique : en la coupant de mon corps, il s’agit bien de castrer la terre-mère, ce qui est une bonne façon d’échapper soi-même à la castration en la renvoyant sur l’autre. Ça s’appelle « retourner la situation » ce que le rêve décrit explicitement avec ces mots. Voilà certainement ce que j’explique au savant fou devenu mon ami qui, aveugle comme Œdipe, ne connaît pas les couleurs (rouge et bleu), c'est-à-dire la castration, tout comme moi avant mon rêve du manche à balai.

 Je m’apprends à voir ! L’analyse est en bonne voie ! En effet, je ne suis que très peu effrayé. Mais avec la castration, je renvoie la peur sur les autres, sans me rendre compte que, puisqu’il s’agit de personnages de mon rêve, donc créés par moi : ils sont les représentants d’un éprouvé non encore assumé en mon nom propre.

Mais toutes ces ruses, cryptages et retournement ne tiennent qu’un temps. Dans la deuxième partie de la nuit, l’affect d’angoisse se présente enfin, explicitement exprimé. Ce portique en barres métalliques entrecroisées évoque un entrejambe. Ma taille par rapport à lui me renvoie à la toute petite enfance, quand je me blottissais dans le giron de ma mère, effrayé à l’idée de pouvoir être séparé d’elle. Ma confrontation régulière à la tour Eiffel, devant laquelle je passe chaque jour, fourni l’imagerie exagérée de la différence enfant-adulte. Le risque de voir partir ma mère, voire le risque de la voir tomber par la fenêtre lorsqu’elle se penchait pour étendre le linge, font partie de mes terreurs enfantines. Ici, il est inversé : c’est moi qui risque de tomber. Je suis donc encore son phallus, mais la voiture sur le portique s’avère mon phallus qui, de n’être pas aperçu, risque d’être perdu pour moi, ce qui est l’équivalent de tomber. Il faut que les autres puissent l’apercevoir pour me le rendre ! Il ne faut pas qu’il reste caché. C’est ce qu’il y a derrière tous les efforts que je fais pour me faire entendre, par mes écrits dont la dimension minuscule, réduite à ce bout de papier, laisse quelque doute quant à l’efficacité du procédé. C’est ce que je n’ai pas pu faire, par la parole lorsque j’étais attaqué de toutes part, bloqué par la peur de tomber, d’être laissé tombé, et de laisser tomber mon accessoire favori. Paralysé par l’angoisse.

 

 

En ce qui me concerne, l’angoisse est bien dissimulée, ce qui n’est pas mal du tout finalement, parce que dans la vie de veille, elle me fout la paix. Je repense à ces périodes où je risquais de perdre mon boulot, celles où je l’ai perdu et où j’en cherchais un nouveau comme un malade, celles où j’étais au placard, interdit de travailler…c’était des moments où des petits champignons s’incrustaient entre mes doigts de pieds, où des migraines ophtalmiques m’assaillaient quelques fois, autre traduction de mon état général perturbé. Autant de traductions de l’angoisse ?

 

 

 

La représentation comme source de l’angoisse. Rage et angoisse. Transfert.

 

Réunion du groupe de théâtre. On prépare l’affiche. Au dernier moment, je me rends compte qu’ils ont mis le nom de deux personnes qui n’ont pas fait grand-chose, alors qu’ils n’ont pas mis le mien, alors que je me suis occupé du scénar, de la relecture, et de plein d’autres choses. Je suis dans une rage folle. Je le fais savoir. Je me ballade avec mon téléphone dans les couloirs, les escaliers de l’université, à la recherche d’un endroit où on reçoit les ondes. J’essaie de téléphoner à l’imprimeur avant que ce ne soit sous presse, pour changer encore si possible. Je n’y parviens pas.

Je me retrouve avec plein de monde à la cafétéria, lors d’une pause. Je rumine ma colère intérieurement. Titouan est là, qui me demande comment ça va ? Je réponds que ça ne va pas, je dis qu’ils sont tous des cons et je le pense vraiment, tous absolument tous, et j’étouffe de rage au point que Je me réveille.

 

En revenant de Londres avec toute la famille, on retourne vers l’aéroport. Pour cela, j’ai pris un bus bondé. Je dois rejoindre ma famille, je ne sais comment. Je me tiens debout un peu penché, à côté du chauffeur, devant son immense pare-brise. Au moment où le bus attaque la côte, je vois ma fille Aurore me faisant signe du bord de la route. Elle est habillée de façon tout à fait folklorique, comme ces femmes grecques vues sur des photos hier soir, j’avais dit qu’elle ressemblaient à des auvergnates en costume traditionnel. Elle fait une gestuelle rappelant le Help ! des Beatles. Un peu plus loin, c’est ma mère, je crois, même accoutrement et gestuelle. Ça veut dire que, quand le bus arrivera, ils auront eu le temps de me rejoindre. Le bus monte par une route en lacets dans des montagnes assez abruptes. Ça m’étonne un peu. J’ignorais que Londres fût situé au milieu de telles montagnes. En fait Londres est derrière la deuxième crête. On ne le voit pas, je sais juste que c’est là. Entre deux montagnes de cette crête, sur un col, des enfants jouent sur des balançoires proches d’un parking. Ce doit être un point de vue aménagé pour que les londoniens puisse venir contempler leur ville de haut.

 

Mais nous, on est là pour l’aéroport qui est de l’autre côté. On se retrouve dans les bâtiments de l’aéroport avec toute ma famille. Mes parents, Aurore, peut-être sa famille. Je cherche désespérément un N° de tel de taxi pour nous faire emmener à l’aéroport. Je regarde sur les affiches collées au mur qui sont des pubs, si il n’y aurait pas une pour un taxi, et s’il n’y aurait pas d’affiches bilingues, plus compréhensibles. Et dans mon IPhone n’en aurais-je pas ? Je ne sais. En fait non. Je dis aux autres : est-ce que, au lieu d’attendre bêtement, vous ne pourriez pas chercher vous aussi le N° de tel d’un taxi ? Car je sens l’angoisse qui monte au fur et à mesure que le temps passe. Je ne sais pas exactement l’heure du décollage de notre avion mais je sais que c’est dans la journée, pour bientôt. L’angoisse monte tellement que je me réveille.

Avant, je fais d’une sorte de luge, un bob plutôt, sur de la neige. Ma famille et mes amis sont déjà loin devant sur des bobs, également. Ce ne sont plus que des petits points noirs qui vont bientôt franchir la crête, car la piste remonte. Vais-je avoir assez d’élan pour remonter, et les suivre ? Dans le bas, mon bob se bloque doucement dans d’énormes ornières de neige de la taille d’un bob. Elles sont plusieurs côte à côte et se chevauchant dans un chaos indescriptible. Certaines déjà un peu fondues et laissant apercevoir des cailloux noirs. Je me demande si je vais pouvoir remonter…pas évident.

 Je me retrouve à Strasbourg à escalader un mur, encore entouré de plein de gens, et d’un moniteur. Je passe le premier. Ce mur se rétrécit de plus en plus. En arrivant au sommet, il n’y a plus qu’une colonne de briques plus étroite que mon corps. Des briques manquantes permettent de mettre les pieds. Au sommet, il faut passer de l’autre côté ce qui devrait sembler facile, puisqu’il suffit de tourner autour de l’épaisseur du mur. Mais c’est trop haut, j’ai trop peur. Je décide de redescendre en marche arrière sans passer de l’autre côté. Je me fais la remarque à moi-même : tant pis pour ce que vont dire les autres, j’ai trop peur.

 

Au début, la rage. À la fin, la peur. Ces deux affects ne seraient-il pas lié ?

On n’a pas mis mon nom sur l’affiche. Ça me rappelle pour la millième fois ma situation à la table familiale où, en tant que petit dernier, je n’avais pas la parole. Je ne parvenais pas à monter sur la scène, comme si mon nom n’avait pas été programmé pour cette représentation.

Cela avait été réactivé le soir précédent. J’avais participé à mon groupe de travail mensuel, dans lequel nous sommes censés parler de notre pratique. La soirée avait commencé par un très long moment où tout le monde s’était plaint de la situation sociale de la psychanalyse aujourd’hui. Tout le monde sauf moi, car nous sommes tous parfaitement d’accord là dessus. Je ne voyais pas l’utilité de ces débats répétitifs qui n’en sont pas puisque la cause est entendue. Je me maintenais donc dans le silence en attendant que commence ce pourquoi nous étions là : parler de notre pratique. Je ne voulais pas interrompre mes collègues dans leurs plaintes, ne voulant pas passer pour le rabat-joie qui vient rétablir l’ordre. Ça, c’était peut-être ma couverture pour le repli que je connais bien dans ma position infantile, celle où j’écoute les autres sans moufter. Pourtant, quelqu'un a fini par remarquer que nous étions deux à n’avoir rien dit depuis le début, et on m’a invité à parler, ce qui au moins était différent de la table familiale de mon enfance.

J’ai donc évoqué ma difficulté avec un certain analysant. Comme d’habitude je l’ai fait en parlant de moi, dans mon rapport à lui et non de lui, si ce n’est dans les limites nécessaires à la compréhension par les autres de l’effet qu’il produit sur moi. Je passerai sur les difficultés habituelles du travail en groupe dans lequel il y a toujours des gens qui pensent comprendre ce qui est dit plus vite que celui parle en finissant ses phrases avant lui ou en fournissant le mot qui manque à la moindre hésitation. C’est pour moi un traumatisme, mais passons.

Cet analysant loupait parfois ses séances du fait d’un symptôme un peu envahissant, une constipation rebelle. Dans les derniers temps, il en arrivait à ne faire plus qu’une séance par semaine, parfois repoussée d’un jour sur l’autre. Lors d’une séance, il lui est venu de parler de ses absences de plus en plus fréquentes. J’ai répondu en lui faisant part de ma position à ce sujet : je ne lui faisais pas payer les séances manquées, n’ayant pas à cœur de lui infliger une double peine, c'est-à-dire d’ajouter à la pénibilité de son symptôme un paiement supplémentaire. On le voit, cela va à contre courant de tout ce qui se dit dans le milieu analytique, ce qu’il connaît. J’ai toujours eu du mal avec cette règle présentée comme naturelle, utile, et intangible. Je la pratiquais au début de mon exercice, pensant faire comme tout le monde, mais toujours avec le sentiment de me faire violence en faisant une violence à l’autre. Avec le temps et l’expérience, j’ai fini par en raréfier l’usage, jusqu’à l’éteindre tout à fait. J’ai pensé qu’il valait mieux s’écouter et travailler avec ce que je ressentais plutôt qu’avec les diktats techniques de la tradition. J’y ai gagné une grande paix de l’âme, et plus de discernement quant à l’opportunité d’une telle mesure à fixer éventuellement, opportunément, et non systématiquement.

Toujours est-il qu’à partir de ce moment, et sans que nous ayons parlé plus avant d’une éventuelle règle à fixer, il s’est présenté à toutes ses séances. Il dit que les séances le font chier, au sens propre du terme, puisque, maintenant, il peut se vider juste avant de venir. D’accord il en reste toujours un peu : il faut bien que ça continue à se rappeler à lui.

 

Un de mes collègues présent ce soir-là, a achoppé sur le mot « double peine » que j’avais employé. Il y voyait la manifestation du double entre moi et mon analysant, le fait que j’avais le même symptôme que lui. Or, ce n’est pas le cas. Je le lui ai dit, en ajoutant que je ne m’interrogeais jamais sur le symptôme de l’autre mais sur le mien, et sur ma position dans la relation, non sur celle de l’autre. J’avais donc une certaine colère refoulée, là, d’avoir été interprété à tort.

Néanmoins, l’interpellation a fait son cheminement pendant le reste de la soirée, jusqu’à ce que j’intervienne pour faire part à mes collègues de ceci : mon analysant interprétait lui-même sa constipation en la référant au viol qu’il avait subit dans son enfance. À cette époque, il pensait que toute relation sexuelle conduisait à la conception d’un enfant, puisque c’est la préoccupation essentielle de tous les enfants. Il avait donc pensé que, depuis cette époque, il était enceint et se retenait d’accoucher d’un enfant qu’il n’avait pas voulu. Cette interprétation est venue tout d’un coup s’accoler au soupçon personnel d’avoir été violé par mes frères lorsque j’étais petit. Je n’aurais pas employé le mot double pour exprimer cela, juste une communauté de structure qui fait lien entre nous comme entre tous les hommes, puisqu’il s’agit de la structure œdipienne. Il est vrai que les modalités posées en termes de viol par un plus âgé nous rapprochent peut-être plus que d’autres.

 

Dans cette adversité, j’ai un espoir, mon petit fils Titouan avec lequel j’ai noué quelques complicités. C’est comme s’il était le seul à émerger de toute cette foule qui nous entoure. Mais ce n’est pas lui qui me permettra de ne pas étouffer de rage.

Toujours est-il que voilà une des sources de la colère exprimée par mon rêve. Supprimer mon nom, c’est comme effacer le consentement dans un viol. C’est nier le sujet comme capable d’exprimer son désir. Ou l’inverse : ne pas tenir compte du désir de l’autre, c’est comme un viol. Voilà notre commune lourdeur, à mon analysant et à moi. En ne le faisant pas payer pour ça en plus, et en lui évoquant cette éventualité, je tenais absolument à tenir compte de son désir, pour ne pas lui infliger un viol supplémentaire dans lequel je serais allé chercher en lui contre son gré, l’instrument d’une jouissance indue. Cette fois ce n’est pas sans rapport avec les lavements que m’infligeait ma mère, et que j’avais mis pas mal de temps à admettre aussi comme une sorte de viol. Elle prenait pour prétexte ma soi-disant constipation. Mais de cela, je ne savais rien, puisqu’elle ne prenait pas la peine de m’informer. Je suppose qu’elle surveillait mes arrières, décrétant un jour comme ça, sans crier gare : « aujourd’hui lavement ! ». J’ignore comment j’ai eu la chance d’échapper au destin de constipé chronique.

Mon rêve l’a situé dans le cadre du théâtre. Quelque chose cherche à monter sur scène. Quelque chose tente de trouver représentation. La colère refoulée, certes, dans laquelle se trouvent enkystées toutes les colères dues à un abus, c'est-à-dire un non consentement. L’interprétation un peu avancée de mon collègue, sans mon consentement, était bien mignonne en rapport à tout ce que ça a fait remonter à la surface, constituant le pont de communauté, c'est-à-dire de communication entre mon analysant et moi.

 

Téléphoner à l’imprimeur, c’est comme prendre contact avec ma mémoire, pour que je n’oublie pas mon nom, mon consentement, mon désir. Or, ça avait été publié dans mon enfance. C’est à cette époque passée que je téléphone pour tenter de changer ce qui n’est pas imprimé. Mais j’ai bien peur que ce ne soit trop tard. C’est une autre façon de mettre en scène la recherche d’une représentation de moi-même.

La suite a l’air de n’avoir rien à voir, mais il y a bien une continuité logique. Londres, je n’y suis pas allé depuis plus de quarante ans. Le problème n’est pas dans le lieu, mais dans la langue, dont le lieu fait métaphore. Je m’efforce de parler anglais depuis plus de cinquante ans, et le résultat aujourd’hui est encore loin du compte. Autrement dit : je n’ai encore pas toutes les représentations de mots qui conviendraient. On retrouve en effet le souci pour l’affiche, lorsque je suis dans l’aéroport, en recherche d’un taxi pour l’aéroport. Il s’agit du même souci d’une écriture lisible qui pourrait me sortir de là. Tout cela traduit mon sentiment d’être à l’étranger, dans un pays parlant une autre langue, que pourtant je pratique avec plus ou moins de bonheur. Un numéro de téléphone, c’est aussi pour parler à quelqu'un.

Je suis avec toute ma famille, il y a beaucoup de monde. Cela signifie que je suis au pays de ma mémoire, dont je parle un peu la langue, mais pas toute. Des choses m échappent et j’ai peur de ces choses qui m’échappent, au point d’avoir peur de ne pas pouvoir m’échapper, c'est-à-dire de rater l’avion. J’aurais pu en avoir conscience dès le début de cette séquence, car ma mère et ma fille me rejouent le « Help ! » des Beatles. Elles appellent au secours ? Non, c’est moi qui sens quelques problèmes dans mon rapport à elles. J’ai pu le repérer depuis bien longtemps sous le nom de complexe d’Œdipe, aussi virulent avec les ascendants qu’avec les descendants, comme Œdipe lui-même entre Jocaste et Antigone. Leur accoutrement folklorique, empruntant au souvenir de la veille, vient simplement indiquer un rapport au passé. L’auvergne est, de surcroit, le pays où j’ai passé mon enfance. En ce lieu mémoriel, je ne conduis plus rien. Je suis juste à côté du chauffeur, découvrant le paysage comme lui, mais sans maitrise sur la conduite. C’est le pays de l’inconscient. « J’ignorais que Londres fût situé dans de telles montagnes » : ce qu’il faut entendre c’est le « j’ignorais ». Londres, la capitale de l’anglais, la langue étrangère que je m’efforce de parler et qui tient ici le rôle que le chinois tenait dans le rêve précédent : métaphore de la langue de l’inconscient.

 

Or, derrière quoi se cache-t-elle, cette ville mystérieuse et invisible ? Derrière une ligne de crête où un col laisse voir des enfants qui se balancent. Environ deux semaines avant ce rêve, j’avais fait quelques randonnées dans les Pyrénées, et l’un d’entre mes compagnons, désignant une trouée dans la montagne, avait fait la blague : « voilà le col du fémur ». À quoi j’avais renchérit d’un : « il n’est pas loin du col de l’utérus ». En effet, c’est par là que sortent les enfants. Eux, ils doivent avoir une vue sur la cité étrange à l’idiome impénétrable (sic). Une vue sur le Réel, qui, dans ma définition, recouvre les inscriptions laissées en mémoire par le très jeune âge, avant et pendant l’acquisition du langage. Dans mon étude de l’anglais, j’en suis là, via une exagération propre au rêve. Les montagnes ne sont donc pas seulement des lieux de villégiatures et de randonnées, pas seulement le souvenir récent des Pyrénées, c’est aussi une métaphore des pics et vallées d’un corps féminin. Maternel, pour être plus précis.

Il se trouve que j’avais commencé mon livre « Scène primitive » par l’analyse d’un rêve se situant dans les Pyrénées où je n’avais encore jamais mis un pied à l’époque. J’avais fini par comprendre qu’il s’agissait d’une allusion à mes frères, les pires ainés qui soient. Nous revoilà en présence du soupçon de viol dont j’ai parlé plus haut. Si la balançoire est tant appréciée des enfants, c’est qu’elle est un substitut d’acte sexuel. Je me demande donc si, moi aussi, je n’ai pas gardé trace d’un enfant encore en gestation. Et si cet enfant, ce n’est pas à la fois, l’imaginaire résultat d’un viol, moi-même dans mon propre devenir, et enfin, mon analysant en quête de son accouchement de lui-même, réfugié dans mon ventre à moi.

Pour finir cette partie de l’interprétation, on remarquera, que je cherche à aller là où je suis déjà. Je crois être à l’étranger, et en fait je suis chez moi, mais je ne le sais pas. Voilà un morceau de rêve en forme de bande de Moebius qui justifie largement l’emploi de cette figure topologique dans la théorisation de la psychanalyse.

 

Tout cela est bel et bon quant à l’interprétation, n’empêche qu’après la rage, l’angoisse monte. Pourquoi ? Je ne trouve pas le numéro de téléphone dont on pourrait dire que c’est un code pour nous sortir de là et enfin rentrer chez nous. Dit ainsi, cela peut encore s’interpréter de deux façons : soit il n’y a pas de code du tout, et il s’agit du Réel. Soit il y a une signification cachée et je ne trouve pas le code pour la décrypter. Si je considère ce que je viens d’écrire, il faut que je conserve les deux hypothèses, puisque j’ai trouvé à la fois des significations (ballade dans la mémoire archaïque, naissance des bébés, issus peut-être bien d’un viol, accouchement de moi-même et de l’analysant, etc.). Dans les deux cas, c’est de ne pas savoir trouver la sortie dont il s’agit, c’est de ne pas trouver la signification. Ceci entame sérieusement la conviction lacanienne qui fût la mienne pendant de longues années, conviction pour laquelle la signification n’a pas d’importance par rapport au signifiant, c'est-à-dire son support auditif et visuel. Le numéro de téléphone me permettrait en effet d’aller à l’aéroport, c'est-à-dire de sortir de l’étranger, cette zone inconsciente où je ne peux pas me repérer, où j’ai besoin d’un conducteur, qu’il soit de bus ou de taxi.

Jusqu’ici je ne peux pas faire la différence entre l’angoisse résultant d’un non-savoir, de l’angoisse qui pourrait se cacher derrière celle due au viol, à la négation de moi-même, qui avait précédemment créé la rage.

 

Voyons si la suite va nous donner quelque indication supplémentaire sur la source de l’angoisse.

L’épisode de luge précédait. Je l’ai néanmoins laissé dans l’ordre où il est venu lors de ma remémoration. Ça n’a pas grande importance, je crois. Je peux juste remarquer que, si c’est venu en rêve avant ce que j’ai raconté, c’est que ma mémoire a eu quelques réticences à le faire revenir de l’oubli. En effet : je crois que ma luge, ou mon bob, est coincé quelque part dans le creux des reins de ma mère, et que j’ai du mal à m’en sortir, exactement comme dans l’aéroport de Londres. Ça va dans le sens d’un accouchement continué de moi-même qui ne parvient pas à ses fins. Sans doute est-ce de structure, ce qui rejoint la préoccupation de mon analysant. Tout est blanc sauf quelques cailloux noirs dans le fond, qui indiquent la présence soit de quelques crottes, soit de quelques poils pubiens. Les enfants, je l’ai appris par mes rêves depuis déjà fort longtemps, ne font pas la différence entre les orifices féminins et s’imaginent être nés comme des cacas. Ce coinçage se produit chez moi en rêve, et chez mon analysant dans la réalité de son corps…si toutefois il s’agit de la même chose.

La même crête que précédemment se profile à l’horizon, et là, c’est tout mon monde connu, notamment le monde archaïque de ma famille d’origine, qui disparait derrière. Autrement dit, tout ce qui est trop archaïque pour que je m’en souvienne de façon intelligible. Un parallèle avec l’astrophysique s’impose : au-delà de ce qu’on appelle l’horizon d’un trou noir on ne peut rien savoir. Rien n’en sort, aucune lumière, aucune onde. On sait juste qu’il est là de façon négative, par les perturbations qu’il provoque au-delà de son horizon. Il en est de même pour l’univers le plus lointain, qui est également le plus ancien. Au-delà d’un certain horizon que les astrophysiciens situent à 380 000 ans après le big-bang, on ne peut rien savoir. L’univers était encore trop indifférencié et opaque.

 

Sans savoir ce que j’écrivais au sortir du rêve, j’ai écrit juste : « un chaos indescriptible ». Si je ne peux pas le décrire, c’est qu’il s’agit bien du Réel dans lequel je suis coincé. Bien sûr, après coup je peux l’interpréter comme un moment de naissance. Pourquoi pas, en sachant que, ce faisant, je recouvre « l’indescriptible » du décor, qui le reste. Je ne fais pas état d’angoisse, mais d’une vague inquiétude, non pas d’être bloqué là, mais de ne pas pouvoir rattraper ma famille et mes amis…le monde de la réalité. Vous me direz, c’est un peu la même chose, puisque l’un est la cause de l’autre. C’est vrai. Je peux aussi le dire autrement : je suis coincé, comme à l’aéroport, dans un décor pour lequel il n’y a pas de décodage possible. J’allais écrire « décollage », ce qui me renvoie en effet à la version précédente, aéronautique, de la même tentative pour écrire ce qui n’est qu’inscrit sous forme de traces. C’est exactement ce que dit le rêve : ce sont des traces de bob, enchevêtrées les unes dans les autres.

Je conserve dans mes archives, dorénavant numérisées, une photo de moi petit garçon, souriant dans un décor tout blanc sur une luge en compagnie de ma mère, radieuse. Je me souviens de quelques après-midis que nous avions passés sur les hauteurs du Puy à tenter de faire de la luge. Je dis « tenter » car il n’y avait aucune piste damée et les patins de la luge, trop étroits, s’enfonçaient dans l’épaisseur blanche. C’était difficile de glisser, vraiment. Mes vêtements et mes chaussures n’étaient pas adaptés, ils prenaient l’eau. J’avais froid. Ce n’était pas drôle, ça ne glissait pas. Néanmoins le photographe avait réussi à obtenir de nous ce double sourire. Finalement, ma mère avait fait le rare effort, pour une fois, de me consacrer un après-midi. Certainement que ma mémoire s’est servi de ces souvenirs de traces dans la neige pour former les images du rêve, en les érigeant ainsi en métaphores des traces antérieures du Réel, toujours illisibles. Dans le rêve, ma mère a disparu avec les autres derrière la crête, car elle constitue le dé-corps duquel je ne parviens pas à m’extraire.

 

L’angoisse la plus terrible se révèle à la fin. Cette étroite colonne sur laquelle je dois monter au péril de ma vie n’est autre qu’un phallus. Elle joue le rôle du portique métallique du rêve précédent. J’y reconnais des foules de rêves déjà produits dans la même veine. Certes l’angoisse, c’est de tomber. Mais c’est réciproque. Si je tombe, c’est comme phallus de ma mère et on retrouve les inquiétudes relatives à la séparation exposée dans ce qui précède. La nécessité de l’exercice qui demande de se retourner, une fois en haut, c'est-à-dire de changer de face, incite à entendre la chose de façon inversée : si cette colonne étroite et fragile tombe, je suis foutu. Je préfère reculer. Autrement dit, c’est l’angoisse de castration qui me pousse à rester à l’intérieur de ma mère. Bien sûr j’en suis sorti depuis longtemps ! Et je me débrouille ! Mais apparemment quelque chose en moi est resté coincé là-dedans et ne parvient toujours pas à sortir. En bute à l’adversité, voilà le fantasme qui me fait reculer. Ce qui reste bloqué hors symbolique, nous l’avons vu c’est le Réel. Quoi que j’y fasse, il restera « à l’intérieur », ce qui est déjà une métaphore. Mais la plus grande angoisse ne vient pas de là. Elle prend sa source dans la séparation comme telle, qui suppose la castration. La plus grande angoisse se tient au bord du Réel, sur lequel je ne cesse de me balader tout au long de ce rêve, et des précédents, de tous les rêves, cherchant à aller où je suis déjà, à la fois dedans et dehors, cherchant à changer de face, mais toujours sur la même, autre façon de décrire la bande de Moebius. Topologiquement, elle est en effet assimilable à un bord, mais un bord qui est également surface, c'est-à-dire qu’il ne fonctionne pas complétement comme limite et séparation entre deux faces qui se prolongent l’une dans l’autre. Ainsi, tous les efforts que je peux faire pour changer de face se trouvent réduits à néant, car je suis toujours sur la même. Je précise encore, comme ce rêve vient de m’y aider : l’angoisse n’est pas celle du Réel que je voudrais, soit quitter, soit décrypter, mais dans ce qui m‘attend à la sortie, l’acte même de sortie, qui implique la castration. La signification qui manque pourrait bien être celle-ci : la castration.

 

Je sais, pour avoir entendu suffisamment de rêves de femmes, qu’il en est de même pour elles. Sauf qu’elles savent tout en le déniant, que, pour elles, la castration s’est effectivement accomplie (dans l’imaginaire). Ce qui est handicapant pour elles dans l’après est handicapant pour moi dans un hypothétique avant reconstruit après coup. Euh... en fait je viens de dire la même chose.

Pourquoi Strasbourg ? J’y ai terminé mes études de psycho, notamment mon doctorat. Je sais que la cathédrale a été fort longtemps le plus haut bâtiment d’Europe.  Monter sur la terrasse est déjà impressionnant, mais on ne peut pas escalader la flèche. Par contre, on le peut dans la cathédrale d’Ulm, légèrement antérieure et un peu plus basse. Le même architecte allemand a construit les deux flèches. Ma colonne de briques s’inspire visiblement de cela et de ce que j’ai éprouvé à l’ascension de la flèche d’Ulm : un vertige se manifestant plus par de l’angoisse que par du déséquilibre. Je n’ai pas pu aller tout en haut. D’où le rapport à la Tour Eiffel, ou à quelque bâtiment que ce soit du même type qui vient fournir l’imagerie nécessaire à la mise en scène de la structure.

Les briques manquantes me permettaient d’y mettre les pieds, autrement dit : le vagin me permet d’y introduire mon phallus pour « monter », c'est-à-dire jouir, (c’était « descendre » dans le rêve du livre dans l’escalier) mais je recule devant l’exercice qui met en jeu ma survie comme vivant et comme garçon.

Car sortir complétement de maman suppose de se prouver être un homme, et donc affronter ce manque dans la colonne. Dans le récit du rêve, il passe inaperçu, car ce que je ne veux pas voir et qui m’angoisse tant, c’est le vide en dessous de la colonne, qui risque de m’attirer et de m’anéantir. D’où, je préfère y retourner par moi-même. D’où ce retour infini dans le ventre maternel pour à nouveau tenter d’en sortir.

Le problème de cœur dont je parlais au début pourrait bien être juste un déplacement d’organe : c’est du phallus dont il est question.

 

 

L’analyse du plusieurs rêves, à visée de comprendre l’angoisse, permet de se rendre compte d’une structure chronologique propre au rêve : dans un premier temps elle n’est pas présente ou alors elle se dissimule sous des cryptages divers. Ce n’est qu’à la fin qu’elle parvient à se faire représenter pour ce qu’elle est, par le ressenti de l’affect. Car sa représentation se situe toujours dans le trou, ou la séparation, c'est-à-dire la coupure, soit enfin, la castration. Elle n’est pas angoisse du Réel comme il est souvent dit dans les écrits lacaniens. Elle est angoisse de castration car cette représentation de l’absence offre un substitut à l’absence de représentation que constitue le sexe féminin.

Les problèmes de langue, récurrents, indiquent toujours un défaut dans la représentation, précisément la représentation de mot. Le manque de mot renvoie au manque de phallus sur le corps féminin, puisque c’est le phallus comme mot, sous forme de métaphore (train) qui vient à cette place.

 

Et l’angoisse dite « pathologique » ? Quelques considérations méthodologiques

 

Je reçois depuis années une femme qui me parle essentiellement de son angoisse. Elle emploie ce mot, indifféremment avec le mot « peur ». À l’en croire, tout lui fait peur. Sans aucune raison, bien entendu. À côté de cela, elle ne rêve pas, elle n’associe pas, elle a à peine pu me raconter un peu de son histoire. Malgré mes questions, ses associations se tarissent au bout de quelques mots. Tout se passe comme si la paralysie qui m’avait prise dans certaines circonstances dramatiques la tenait en permanence. C’est de l’avoir vécu un peu que je peux comprendre ce qu’elle ressent. Et c’est pourquoi je n’hésite pas à la questionner pour qu’elle ose avancer dans ses associations. C’est aussi pour cela que je lis et répond à ses texto journaliers. Elle n’y dit pas plus que ce qu’elle annone en séance. Elle se cesse de se répéter, tournant en rond autour de formules telles que : « je suis nulle, je ne vaux rien, j’ai peur de tout, ma mère m’a vendue ». Elle dit que nos échanges, séances et texto, sont le « fil » qui l’empêche de s’effacer, selon son mot.

J’ai toujours du mal à parler de quelqu'un d’autre. Comment pourrais-je parler de son angoisse ? Si ce n’est à partir de la mienne. Car ses associations sont trop pauvres pour que je puisse développer. J’ai lu dans mes recherches sur moi-même qu’il s’agissait de castration au sens de la castration de la mère, indissociable de la castration de mon propre corps. Or, elle ne cesse de revenir sur la relation ratée entre sa mère et elle. Parallèlement, elle dit qu’elle n’est pas une femme. Arborant des cheveux très courts, elle s’habille presqu’en homme, sans fantaisie aucune. Pourtant elle est mariée, et a une fille qui a aujourd’hui passé vingt ans. Est-ce que ça suffit pour m’autoriser à dire qu’il s’agit de la même angoisse de castration, et qu’elle ne cesse elle aussi de se « couper l’herbe sous les pieds », mais en permanence et dans la réalité, ce qui pourrait facilement aller jusqu’à cet effacement définitif dont elle parle. Pour moi, il ne s’agissait que de l’effacement de mon nom sur une affiche, dans un rêve. Certes j’ai été effacé du registre d’un bon nombre d’institutions. Mais cela restait symbolique, bien qu’avec quelques conséquences dramatiques dans la réalité.

À son contact, j’ai vite compris, que je ne parviendrai pas à la faire accoucher de ses propres significations. L’important était de nouer une relation qui lui permette d’avoir confiance en quelqu'un. C’est chose faite et elle appelle ça un fil. Je le renommerais volontiers cordon ombilical. Si je m’en tiens à ce que j’ai trouvé et dont je viens de vous faire part, tout se passe comme si nous inventions un nouage qui n’a jamais pu avoir lieu. On est bien loin d’une quelconque séparation qui pourrait se dévoiler, de près ou de loin, comme castration.

 

Je suppose que c’est d’avoir analysé ma propre angoisse qui m’a permis de trouver la conduite à tenir avec cette dame. On le voit, cette conduite ne se situe pas dans les canons de la doxa lacanienne. Elle a consisté à trouver un pont qui puisse nous réunir. Pour l’instant on a le fil, de là à tresser des cordes et à fabriquer un pont de cordes…

Pourtant, en est-il autrement avec mon analysant loupeur de séances ? C’est en analysant le rêve que je me suis aperçu de ce que nous avions en commun, un trait important à base de viol et de gestation. C’était totalement inconscient auparavant, mais je ne doute pas qu’il a contribué au tissage de notre pont de cordes. Là aussi, c’est ce qui m’a amené à cette attitude conciliante avec lui au lieu de jouer les pères sévères comme ça aurait été le cas dans un champ lacanien. Jouer les pères sévères, j’ai mis bien longtemps à m’en apercevoir, n’est rien d’autre que se placer du côté du surmoi, c'est-à-dire du côté des forces refoulantes : ça ne permet en aucun cas de laisser remonter les forces du ça, qui ont déjà fort à faire avec la censure. La fonction du père, ce n’est pas ça. Ça laisse ouverte la question de savoir si la fonction de l’analyste doit être identique à la fonction du père. Je ne crois pas : la fonction du père est éducative c'est-à-dire qu’il doit se situer, au moins en partie, du côté du surmoi. L’analyste, en aucun cas. Mais il y a quand même quelque chose de commun, c’est la fonction de favoriser la symbolisation, c'est-à-dire la séparation d’avec l’objet, la séparation d’avec la mère. À mon sens, ça ne peut pas se faire dans la sévérité, la rigidité de l’application aveugle des « cadres » tels que se l’imaginaient les patronnes qui m’ont fichu à la porte, sachant que chacune d’entre elle pensait faire respecter une loi présentée comme universelle, alors qu’elles étaient fort différentes pour chacune d’entre elles. De même pour les différentes écoles d’analyse dont j’ai été membre. Car j’ai dit le mot, ces « cadres » ne sont rien d’autre que la protection imaginaire qu’un analyste se donne pour ne pas se laisser entamer dans une relation. Or, l’analyse, à mon sens, réside justement dans l’implication de l’analyste. C’est là où il peut se reconnaître entamé par l’autre qu’il peut vraiment permettre à cet autre d’accéder à sa propre entame.

 

Autrement dit, la première chose à faire lorsqu’on reçoit quelqu'un en analyse, c’est lui offrir les conditions qui puisse lui permettre d’évacuer son angoisse. Ne pas l’éprouver, au moins en séance, c’est la condition qui va permettre de parler de celle qu’on éprouve ailleurs, et donc de la rattacher à une signification quelconque, pas nécessairement celle que j’ai trouvée pour moi. Car l’éprouver, j’en ai eu l’expérience, c’est cela qui paralyse la parole autant que l’action. Ainsi, la fameuse « scansion » qui coupe la séance toujours très tôt, renvoie le sujet à une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête, dont le fil peut être coupé à tout moment selon le bon vouloir de l’analyste revenu en position de maitre qui ne se soumet à aucune loi, pas même celle du temps de séance. Il n’y a pas là de quoi se sentir à l’aise pour laisser remonter des pensées qui déjà sont corrélées à la culpabilité, soit, à la coupure, déjà si pénible.

 

28.06.2015